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Traverser

Le mot de ce Carême sera TRAVERSER.

On peut en trouver d’autres évidemment ; celui-ci résume beaucoup des grands thèmes qui colorent le Carême, à commencer par le passage de la Mer Rouge qui accueillera notre longue marche quadragésimale. Il est, cette année, le mot que notre Prieure nous a donné en ouverture de ce temps.

Traverser ?

c’est-à-dire : aller à travers, au travers de. Autrement dit : traverser, ce n’est pas passer à côté. Traverser, c’est plonger, prendre à pleins bras, à plein cœur la vie… la mort… l’attente… la déception… l’épreuve… le succès…

Petit exercice : quel est le mot qui vient spontanément devant un obstacle qu’il faut traverser pour parvenir à un but ?

« Il va falloir y arriver malgré ce qui nous tombe dessus ! »

Ce terrible malgré qui sonne comme un regret, un reproche, car, enfin, ce serait plus simple s’il n’y avait pas telle ou telle embûche, tel frère, telle sœur, tel virus… On a même entendu : « Bon Carême, malgré le Covid ! » C’est vrai, quand même, ce serait plus facile sans tous ces désagréments !

Cette sorte de tic du malgré est, objectera-t-on, une simple façon de dire, mais nos façons de parler spontanées sont parfois révélatrices ! Alors, creusons un peu tous ces malgré.

Pouvons-nous imaginer Dieu disant : « Je t’aime malgré tout ce que tu fais et qui n’est pas bien » ? Le problème est que justement nous arrivons à l’imaginer, c’est du moins ce que semblent refléter certaines de nos affirmations !

Nous sommes aimés, d’un amour sans condition.

Notre petite expérience humaine nous en donne quelques éclats de connaissance : un grand amour (d’un enfant, d’un conjoint, d’un ami) ne sépare pas entre « bons » et « mauvais » côtés. Il ne voit jamais que l’être unique, aimé quoi qu’il advienne… Dans un regard simple, nous voyons celui/celle que nous aimons et qui peut-être a blessé ou déçu. Et qui est celui/celle que nous aimons… Voir sans repli (simplement, selon son sens étymologique), c’est-à-dire sans que ce regard soit un secret calcul pour amener l’autre à se reprendre. Il n’est pas question de « je t’aime malgré » ou de « je t’aime quand même ». Je t’aime. À l’échelle de Dieu, c’est sans fin et… sans raté. Dieu aime. Poussé à l’infini, cela s’appelle le salut.

Mais tout le mal du monde ? Et celui que nous faisons ? Serait-ce malgré toute cette boue, serait-ce malgré nous, que le Christ est venu ? Est-ce vraiment une bonne question ?!!

Malgré ou à cause de ?

Pourquoi le Christ est-il venu ? Si ce n’est pas malgré, ce serait à cause ? Dieu s’est incarné pour racheter le monde : on l’entend, on le lit, on l’a plus ou moins intégré comme une certitude qui ne se discute pas. C’est une réponse qui a sa logique. Mais, durcie, elle donne de l’Incarnation (et de la Rédemption aussi) une vision limitée, « réparatrice ». Dieu venant faire le réparateur d’une panne ou… d’une malfaçon : est-ce vraiment rendre compte de l’extraordinaire dessein d’amour de la Création ?

Il est une autre vision, qui voit dans l’Incarnation le projet fondateur de la Création. Avec tout un courant patristique qui, depuis saint Irénée, traverse les siècles, surtout, c’est vrai, dans la théologie orientale, il ne faut pas craindre de soutenir que la cause de l’Incarnation n’est pas le péché.

Dès l’origine de la création, Dieu a désiré la rencontre dans cette création, avec l’homme créé pour être son vis-à-vis. L’Incarnation est inscrite dans le projet originel : le vieux mythe du Jardin d’Éden l’annonce déjà, à sa manière.

L’homme et la femme entendent la voix du Seigneur Dieu qui marche dans le jardin au souffle du jour. Dans le récit, cela semble une chose toute naturelle, de voir Dieu venir rejoindre ceux qu’il aime. Oui, mais, cette fois, Dieu attend et s’étonne de ne pas les voir. « Où es-tu ? » Terrible question qui hante la Bible et nos imaginaires, même quand nous retournons la question en accusant Dieu de se cacher.

Et quand la désobéissance s’inscrit dans le programme ?

Le Fils entre dans la condition charnelle, non pas malgré ce désastre, mais parce que celui-ci fait partie de cette chair que Dieu vient épouser. L’Incarnation alors se fait compassion… Ce sera au prix de la Croix : les bras étendus du Christ embrassent tout ce qu’il est venu rencontrer, d’un même élan d’amour.

C’est ce que dit saint Paul, dans une phrase stupéfiante de hardiesse : « Celui qui n’a point connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu. » 2Corinthiens 5:21.

Le Christ prend l’humain si totalement qu’il assume toutes les conséquences du mal et du péché. Jusqu’à la mort. Il n’a pas ‘réparé’, comme de loin, un défaut extérieur : il a pris à bras le corps la blessure causé par ce mal, il s’est saisi du péché en sa chair, sans en éviter la douleur.

C’est ainsi que s’opère la Rédemption, car, oui, il faut la Rédemption, c’est-à-dire rendre à la nature, gauchie, son éclat originel. Image de Dieu, il fui faut entrer dans la ressemblance :

« Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance ! » Genèse 1.26

Seul Dieu, en devenant homme en vérité, peut transformer de l’intérieur, guérir ce que nous sommes impuissants à réorienter définitivement.

Depuis toujours, depuis ce jour éternel où le Conseil divin décida l’homme,

l’aima à désirer devenir celui qu’il créait, puisqu’à son image Il le créait, depuis toujours,

ces jours où Dieu, pour l’homme, inventait le temps, le Fils sait depuis toujours qu’Il aime l’homme à en mourir d’amour.

Il n’y a pas de mort en Dieu, et l’homme inventa la mort, parce qu’il ne crut pas à l’amour ; Adam, croiras-tu à la mort d’amour ?

Et Dieu entra dans la mort.

Dieu prit sur lui toute la laideur du monde, l’angoisse et la haine,

et sa chair frémit, de tout le frémissement qui depuis Adam secoue la chair du monde,

la chair de l’homme qui ne veut pas mourir, qui ne veut pas la mort car Dieu n’a pas fait la mort.

Et l’homme dans le Fils triompha pour toujours de la peur.

Et nous ? Sommes nous des spectateurs passifs, de simples ’assistés’ ? Non, évidemment.

Quand Dieu se promène dans le Jardin d’Eden, il vient rencontrer celui dont il a fait son collaborateur :

« Avec de la terre, le Seigneur Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun. » Genèse 2,19

Dieu attend… et continue d’agir. Son attente même est présence.

Alors nos traversées ? Elles peuvent être collaboration.

Allons-nous vivre de mauvais gré (malgré !) ou librement ? Malgré rime avec regret. Puisque, évidemment il faut protéger la création (pêle-mêle : d’un virus, des crimes odieux, de l’injustice, de notre mauvais caractère…), allons-y, sans lamentation !

Bon Carême avec les joies et les peines à traverser !

 

Comme un bonus, cette méditation de Carlo Carretto, petit frère de l’Évangile. 1910-1988).

« La petitesse, la faiblesse, la misère, l’impuissance sont vraiment mon partage. Et j’en ai en si grande abondance qu’il est impensable qu’elles ne servent pas à quelque chose. Il faut y penses et faire valoir cet immense capital. Peut-on concevoir que cette vague de boue que l’on nomme péché (…) soit une matière que la Toute-Puissance de Dieu néglige d’utiliser ?

Est-il possible que la faiblesse dans ses formes générales que sont la lassitude, la vieillesse, la maladie, l’erreur, la mort, n’ait d’autre pouvoir en soi que de m’écraser et de m’anéantir ?

(…) Il est des instants où Dieu nous conduit à l’extrême limite de notre impuissance. Et il nous faut cela pour comprendre à fond notre néant.

Pendant de nombreuses années, pendant trop d’années, j’ai lutté contre mon impuissance, contre ma faiblesse. Le plus souvent, je l’ai cachée en préférant apparaître en public avec le masque d’un homme sûr de lui. Mon orgueil refusait l’impuissance, et Dieu, petit à petit, me l’a fait comprendre.

Maintenant je ne lutte plus, j’essaie de m’accepter, de considérer une réalité sans voile, sans rêve, sans roman. (…)

Maintenant, je mets toute ma faiblesse en face de la Toute-Puissance de Dieu, le monceau de mes péchés sous le soleil de sa miséricorde, l’abîme de ma petitesse juste sous l’abîme de sa grandeur (…).

C’est dans cette rencontre entre le Tout de Dieu et le néant de l’homme que réside la plus grande merveille de la Création. C’est la plus belle union, car elle est faite d’un Amour gratuit qui se donne et d’un Amour gratuit qui accepte. »

Lettres du Désert. Ch 16 : Le Dieu de l’impossible